Émilie, Bernard DELZONS

Émilie :

Je suis la femme du toubib comme ils disent. Ça fait trois semaines que je suis ici et je vis seule avec mon fils ? Henri passe ses journées à l’hôpital et ses nuits chez le voisin un juge parait-il. Je ne suis pas jalouse, je sais que c’est pour la bonne cause, mais quand même ! Avouez que c’est étrange. Ces deux hommes se côtoient, s’apprécient et pourtant je n’ai pas l’impression qu’ils puissent devenir amis. C’est étrange ça aussi. Avec moi, la relation est plus simple et plus directe, alors que nous nous voyons que de balcon à balcon. Julien l’aime beaucoup, mais c’est en partie à cause de Prosper son chat. Il parle sans arrêt de lui. “Avec Rémy, je faisais ci, je faisais ça…” Je devrais être jalouse, mais je n’y arrive pas. L’autre soir tout l’immeuble lui a fait une ovation. Je devrais dire leur a fait. C’est Julien qui en est l’initiateur involontaire. Toute la journée, il avait entendu les chansons de Christophe à la radio. Il a une excellente mémoire. Alors il a chanté. C’est un chanteur que le toubib aime beaucoup. Alors il a chanté lui aussi. C’était un vrai délire. Le juge souriait, mué, mais visiblement ému. Pourtant quand Julien l’a vu en début de soirée, il avait l’air triste. C’était la première fois que je le voyais comme ça. Son chat était déjà dehors. Un vrai couple ces ceux-là. Il parait qu’il a été marié et qu’il a un fils de l’âge du mien. Il ne m’en a jamais parlé. C’est mon mari qui me l’a dit. On se téléphone un long moment tous les soirs quand il est chez le voisin enfin seul dans sa chambre. 

Il nous a trouvé une institution pour Julien qui est atteint d’une forme légère d’autisme. Je devrais lui en être reconnaissante, mais non. Après tout c’est son métier.  Il est trop parfait et ça m’agace. Il doit bien avoir des défauts. Parfois je me demande s’il ne fricote pas avec notre petite voisine. Mais il pourrait être son père… Il est encore jeune, il a sûrement des besoins… Qu’est-ce que je raconte. Ne serais-je pas jalouse ?

Tiens, il est sur le balcon avec le chat, il arrose les plantes. Je suis seule Julien dort encore. Je lui adresse la parole :

-       Salut, ça va ce matin ?

-       Oui, un peu fatigué encore. On croit que c’est fini, mais…

-       Moi c’est pareil, il y a des moments où j’ai besoin de dormir, aujourd’hui ça va. Henri m’a dit pour hier.

-       On ne peut pas plaire à tout le monde.

-       Certes, mais des injures…

-       Le pire, c’est leur demande à votre mari de quitter les lieux, c’est insensé.

-       A propos ce n’est pas trop lourd pour vous de l’avoir chez vous ?

-       Il est très discret, et on se voit peu.

-       Un peu lourd quand même ?

-       Ce n’est pas le mot. Il y a comme un gène entre nous, je ne sais pas pourquoi. Je suis plus à l’aise avec toi.

-       Je sais peut-être pourquoi.

-       Ah ?

-       Je ne peux pas en parler. 

-       Mais.

-       J’entends Julien qui se réveille, bonne journée.

Encore une fois j’ai trop parlé. Adolescent, Henri a eu à faire à un juge qui l’a traumatisé. Il avait fait des conneries de gosses et le magistrat l’avait traité comme un gangster en lui administrant des punitions disproportionnées.

Sachant ça, je n’ai pas compris qu’ils puissent établir une relation positive tous les deux. 

S’il ne dit rien à Henri, j’aurai la certitude que c’est un mec bien. S’il parle, je redoute un clash.

Il ne se passa rien. Et pourtant les choses ont changé. Le juge a dit au médecin qu’à la fin du confinement, il devrait réintégrer son appartement et retrouver sa famille. Un soir, épuisé par une journée difficile à l’hôpital, le médecin a craqué et il a raconté ce qui lui était arrivé adolescent et la méfiance qui en était résulté envers les magistrats. Puis calmé, il avait avoué au juge qu’il ne lui aurait jamais adressé la parole s’il n’y avait pas eu Prosper et leur complicité.

Ce jour-là, ils sont devenus amis. 

Des semaines, plus tard, alors qu’ils discutaient depuis leur balcon, Émilie avoua au juge qu’elle avait poussé son médecin de mari à lui parler. Elle venait juste de clarifier ses propres sentiments envers ce voisin énigmatique. Mais ça, elle ne le dit pas au juge.