Deux familles décomposées de Bernard DELZONS : Le Chateau
Tout le monde l’appelle le château, mais en réalité cela ressemble plus à une grande maison bourgeoise qu’à un château. C’est peut-être à cause des dépendances, plusieurs petites maisons où logent certains employés, ou plus certainement en raison du nom du propriétaire, Comte de La Madelène. Il est situé à la lisière de l’Aveyron et de l’Ardèche, dans un gros village pas très loin de La Canourgue. C’est la maison de campagne d’une famille de petite noblesse provinciale. Le comte est notaire à Millau. Il est veuf avec six enfants, la fille ainée Mélanie qui a pris le rôle de maitresse de maison au décès de leur mère, Aurélien le fils second qui ne vient au château que pour les grandes occasions, Julie qui est religieuse dans un couvent de Rodez, Félicien qui vient de sortir de Saint-Cyr et enfin Mael, le plus jeune, encore étudiant en droit et en lettre. Il y a aussi une petite jeune fille, Marie, qui est placée dans une institution à Millau, parce qu’elle n’est pas tout à fait normale. Elle vient tous les étés passer deux mois avec sa famille.
Nous sommes en 1956 et ils se sont tous réunis avant le départ de Félicien pour l’Algérie, sa première affectation.
La vie au château se passe comme si le temps s’était arrêté. On ne déroge pas aux traditions. Les repas sont servis à heures fixes et précises et les retardataires devront quémander à l’office un éventuel en cas s’il n’est pas trop tard. Le compte est un homme affable, mais imprégné de mélancolie depuis le décès de sa femme.
Ce jour-là, ils sont sur le point de terminer le repas et Alicia la jeune gardienne s’apprête à porter le dessert quand le patriarche décide de prendre la parole.
Il fait signe à Alicia de rester et d’écouter avec les autres.
« Mes chers enfants, je suis tellement content de vous avoir tous autour de moi, mais je crains que ce soit la dernière fois, d’abord je prends de l’âge et puis vous allez tous mener votre propre vie et vous éloigner de notre cher village, comme Aurélien qui s’apprête à partir au Brésil et Félicien qui va rejoindre L’Algérie. » Il s’arrête, regarde son dernier fils et continue « et je ne sais pas ce que nous réserve Mael. Je veux que vous me promettiez de vous occuper de Marie, que chacun d’entre vous prenne sa part de ce lourd fardeau et que vous ne laissiez pas Mélanie gérer seule cette tâche. »
Chacun des enfants voudrait prendre la parole, mais le père reprend : « je vous demande simplement de réfléchir comment chacun à votre façon vous pouvez l’aider. J’ai demandé à Alicia de rester car pour moi, elle fait partie de la famille et de l’histoire de cette maison ». On entend alors la petite Marie dire tout haut « L’aime mon Pa » Mael s’est levé et sans réfléchir il la prend dans ses bras, les yeux pleins de larmes.
Le repas terminé, les jeunes se retrouvent sur la terrasse pour boire leur café. Leur père est parti se reposer dans sa chambre. Julie sortie exceptionnellement de son couvent, Mélanie et Aurélien parlent ensemble. De leur côté Félicien et Mael discutent avec vivacité :
Mael : J’aimerai tellement connaître ce pays et découvrir les paysages, les habitants, leurs habitudes. Tu n’as pas une petite place pour moi ?
Félicien : Ce pays c’est la France
Mael : Tu parles, un jour ou l’autre, ils prendront leur indépendance
Félicien : J’espère bien que non. Si nous nous comportons correctement, il n’y a aucune raison que ça change. J’ai bien l’intention de faire respecter leur droit
Mael : Toi peut-être, mais
Félicien : C’est la loi de la république
Mael ironique : Oui mon lieutenant
La petite marie approche difficilement et les prend par la main et leur dit
« Fi et Mel nous promener ».
Et ils partent tous les trois sous l’œil attendri du père qui les regarde depuis la fenêtre de sa chambre.
Plus tard dans la chambre qu’ils partagent au dernier étage du château, les deux garçons allongés dans leur lit éclairés seulement par les reflets de la lune, attendent de savoir qui va engager la conversation. Depuis longtemps c’est le moment privilégié où il se font leur confidence. Mais ce soir-là aucun des deux ne semble décidé à rompre le silence. Finalement c’est Mael qui se lance.
Mael : tu te rappelles il y a deux ans quand on est allé au bord du lac ?
Félicien : Je ne veux pas parler de ça
Mael : Et pourquoi ? encore la famille, la respectabilité et puis toi avec Alicia…
Félicien : Stop
Mael : Tu ne vois même pas comme elle te regarde, elle est amoureuse de toi
Félicien : Tu divagues, d’ailleurs elle t’a toujours préféré, tu es son petit poète comme elle aime à dire
Mael : Mais moi je suis comme son petit frère
Félicien : Et puis je suis fiancé
Mael : Oui, elle est riche, bourgeoise et coincée, mais l’aimes-tu ? bien sûr que non !
Félicien : Arrête, on ne va pas se battre avant mon départ
Mael : tu m’écriras, ? donne-moi des détails, sur les gens…
Félicien : Oui, il faut dormir maintenant, je dois partir tôt demain matin
Mael se lève, va vers le lit de son frère, l’embrasse et comme ils faisaient enfants, il se faufile à ses côtés et là, apaisé par la présence de son frère, il s’endort brusquement.
Félicien, lui, pense à son voyage, le dépaysement. Il imagine les gens, les dromadaires et à son tour, tombe dans les bras de Morphée.
Bernard DELZONS